Revue VINYL n°57 -Mars - Avril 2007

Qui se souvient de Jean-Pierre SUC ?

Georges Brassens disait de Jean-Pierre Suc : "Il y a à Paris un jeune auteur-compositeur qui écrit des chansons que j'aurais eu plaisir à écrire moi-même", et Catherine Sauvage ajoutait de son côté : "Il y a deux auteurs à Paris : Léo Ferré et Jean-Pierre Suc", rappelle Georges Bilbille (1). Malgré de tels parrainages, Jean-Pierre Suc est ignoré des nouvelles générations et ostracisé des rééditions qui ont fort justement fait revivre les œuvres d'autres disparus comme Roger Riffard, Jacques Debronckart ou Jacques Serizier pour n'en citer que quelques uns. Parfois, son nom apparaît dans des livres qui évoquent la période des cabarets des années d'après-guerre. Dans leurs citations, son mérite serait surtout d'avoir, au Cheval d'Or, lancé Boby Lapointe, Raymond Devos ou d'autres. Mais Suc, l'auteur d'une cinquantaine de titres, dont 27 gravés dans le vinyle, est souvent occulté de l'histoire de la chanson…

Pourquoi cette injustice ? Sans doute parce que sa vie et surtout le drame de sa mort l'ont enveloppé d'une sorte de mystère sur lequel on focalise l'attention au détriment de ses œuvres. Lui consacrer quelques pages pour remettre les choses à leur place, tenter de circonscrire l'énigme, et passer en revue les différentes facettes de son caractère et de son talent, me paraissait un minimum pour couvrir un silence de plusieurs dizaines d'années… Il fallait attendre une occasion ramenant le nom de Jean-Pierre Suc dans l'actualité. Rien ne venait, rien ne semblait devoir venir, et l'idée allait doucement s'enliser…

Les circonstances qui ont permis de réactiver le projet sont, comme toujours, fortuites. Ce fut d'abord le contact avec Jean-Marie Suc un jeune auteur-compositeur-interprète bordelais (2) qui, intrigué d'être çà et là interrogé sur une éventuelle parenté avec son homonyme, s'était mis à faire des recherches et à les consigner par écrit. Il a eu la gentillesse de me confier ses notes sur Jean-Pierre Suc : elles ont constitué une base de départ. Une seconde rencontre fut déterminante, celle de Joseph Moalic avec Gilles Durieux, ami de Jean-Pierre Suc pendant ses dernières années. Grâce à son témoignage, à ses documents inédits, à son carnet d'adresses et à ses pressants encouragements, je réouvris le chantier. Et quel chantier ! Jean-Pierre Suc nous a tiré sa révérence en 1960 : plus de quarante ans après, les souvenirs de chacun sont moins précis, parfois même contradictoires. Mais tous les protagonistes de l'époque à qui j'ai présenté ce projet l'ont encouragé et ont spontanément apporté leur concours : encore aujourd'hui, le nom de Jean-Pierre Suc ne laisse pas indifférent !

Peinture et musique

Né le 2 novembre 1927, à Montpellier, rue de Candole, de parents boulangers, Jean-Pierre Suc fait ses études au lycée de la ville. Puis, en 1948, à la surprise de sa famille, il entre aux Beaux-Arts, où il se révèle un "peintre de tempérament". Georges Dezeuze, son professeur de dessin, note dans une biographie : "Rapidement il acquit les connaissances de base et son talent ne tarda pas à percer. Selon la bonne formule d'antan, il copiait les œuvres des maîtres au musée Fabre. C'est ainsi qu'il exécuta une étude d'après la Descente de Croix de Pedro de Campana. Un tableau splendide, austère et d'une tristesse rarement atteinte par les peintres de la Passion du Christ. Le noir est la couleur dominante. Les personnages suent la mélancolie. Le paysage est lugubre. Il était curieux qu'à vingt ans, un tel garçon ait aimé se pencher sur cette scène de désespoir." (3). Déjà on remarque cette morosité que l'on retrouvera dans ses chansons avec une obsédante régularité. En même temps attiré par le jazz, il se construit, à l'oreille et en autodidacte complet, une formation musicale de pianiste, de guitariste et de chanteur de blues. Il fréquente un bistrot de Montpellier où le propriétaire permet aux jeunes fauchés de venir écouter sa fantastique collection de disques de jazz sans consommer… C'est grâce à ce lieu qu'il se lie avec Edouard Sainte-Marie et fait la connaissance du tromboniste Gaston Balenglow qui deviendront ses amis. Il fonde alors, avec son frère Charly à la trompette, Gaston au trombone, Jean Laporte à la clarinette et Ralph Bujalte à la batterie "L'Original Jazz Gang", l'orchestre "le plus swinguant de France" selon Hugues Panassié venu l'écouter au sous-sol du café L'Ambiance où il se produit. "S'ensuivent bals et concerts dans la région et même à Clermont-Ferrand en première partie du grand chanteur de blues noir américain Big Bill Bronzy" rapporte Gaston Balenglow (4). Et Jean-Pierre Suc donne des cours de dessin au Lycée de Montpellier. Pas pour longtemps…

Suc et Serre

En 1952, Balenglow et lui montent à Paris et sont engagés au Kentucky-Club, tout près du Panthéon : ils y reforment "L'Original Jazz Gang" qui gagnera "le premier prix au Tournoi de Jazz Amateur, salle Pleyel en 1953" (4). En parallèle Jean-Pierre Suc écrit des poèmes et des chansons qui ne dépassent pas encore le cercle de ses amis. Dans un café du Boul'Mich, il retrouve par hasard son compatriote Henri Serre avec lequel il passait ses vacances à Saint-Jean du Bruel, près de Montpellier. Serre suit des cours d'art dramatique et imite les chanteurs en vogue. Séduit par les chansons de Suc, il lui en demande une et Suc répond : "Travaillons ensemble". Ce sera "Suc et Serre, et leur trombone", car Balenglow est évidemment de la partie ! Ils se produisent quotidiennement dans une ancienne mercerie de la rue Descartes, derrière le Panthéon. Ainsi sera fondé en 1954 avec Léon Tcherniack "Le Cheval d'Or". Le “duo” (avec Gaston au trombone et Henri Droux à la contrebasse, c'est plutôt un quatuor) sera la locomotive du cabaret, où se produiront aussi dans un premier temps, Pierre Maguelon (dit "petit bobo"), Raymond Devos et bien d'autres, sélectionnés par Jean-Pierre Suc qui endosse aussi le costume de directeur artistique du cabaret. "C'était le type qui te disait après t'avoir écouté : tu passes. Cette hydre à deux têtes formée par Léon et lui a généré un lieu où pouvaient venir chanter ceux qui avaient la moelle pour résister à cette atmosphère" (5) reconnaît Luce Klein qui viendra bientôt féminiser un peu l'affiche.

Les témoignages sont unanimes : "Suc et Serre, ça faisait un tabac" (6). Sur quelles qualités se fonde ce succès ? L'écoute des quatre 45 tours Polydor enregistrés à l'époque permet de proposer des raisons. D'abord les voix des deux compères sont assez proches pour chanter ensemble à l'unisson ou à deux voix, suffisamment différentes pour pouvoir s'alterner, et les rythmes des chansons sont soulignés par la guitare de Suc et la basse de Droux. Ce n'était pas nouveau à l'époque : après Pills et Tabet ou Charles et Johnny, Marc et André faisaient à peu près la même chose à l'Ecluse… et comme le remarque Luce Klein "Des jeunes groupes qui chantent et qui démarrent vont un peu spontanément vers cette couleur" (5). Mais, derrière Suc et Serre, le trombone velouté de Gaston Balenglow non seulement rehausse les mélodies par un contrepoint pertinent et naturel, mais encore contribue au relief, à la mise en scène dans l'espace des chansons. Grâce au trombone, les souvenirs du passage des bombardiers et des sirènes d'alerte, pas si lointains dans les mémoires, ressurgissent avec les sorcières, les hululements lugubres de la chouette font frissonner, et le ciel bleu qui désespère les gargouilles s'étale à l'infini. Le trombone contribue puissamment au timbre sonore du groupe : "le trombone, c'était la première fois" souligne Gilles Durieux (7).

Et puis, il y a l'originalité des mots et des allitérations qui promènent en permanence l'auditeur entre le réel et le rêve. Parfois ces jeux d'assonances se suffisent à eux-mêmes pour créer le plaisir d'écoute et servent de prétexte unique à la chanson. Mais la plupart du temps, ils sont au service d'histoires cocasses, de métaphores derrière lesquelles se cachent les thèmes et les idées de Suc qui renvoient à sa propre histoire. C'est l'artiste qui choisit la liberté "Fi du code des grand'routes / Des lois d'ici bas / Que voulez-vous qu'on en foute / Quand on n'y croit pas" (Fend La Bise Et Brise Le Vent), qui aime qui il veut et comme il veut "La gargouille fait bon ménage / Avec son sculpteur amoureux / Laissons-les sur leur bleu nuage / Ils sont heureux" (La Gargouille). C'est le provincial séduit par les monuments de Paris "Grand bonjour Notre Dame la reine / La tête sur un coussin de ciel / Et les pieds trempés dans la Seine" (Le Cœur De Paris) et par ses marginaux "Ils ont les pieds gelés, les mains dans leurs poches trouées / Place de la Contrescarpe les clochards dansent en rond" (La Contrescarpe), mais qui garde une nostalgie pour ses garrigues "Si le métropolitain / Sentait le thym, le romarin" (Le Paratonnerre)… Et déjà apparaissent dans ces premières chansons des thèmes qui reviendront avec plus d'insistance ultérieurement : la fascination devant la disparition "Si du sixième ciel dans la rue / Tu étais tombée je l'aurais su" (Le Clodo Des Toits) et l'évanouissement dans la nature "Sur les étoiles de la voie lactée / … il joue à cloche-pied" (Traîne Flemme), l'infidélité présumée des femmes "L'argent turpitude / … C'est à cause de lui que j'ai perdu ma belle" (L'Amour à La Mouffe) ou l'incapacité de l'auteur à comprendre leur façon d'aimer "Quand tu serrais mon cœur entre tes jambes aimantes / J'en sortais moulu pire que purée de pois" (Pourquoi ?). Suc et Serre, c'est un cocktail pétillant de musique et de mots, de poésie et d'humour, d'images et d'imagination. C'est nouveau, c'est original, et ça marche ! "Le Cheval d'Or, personne ne savait où c'était et un journaliste a écrit “Suc et Serre, un duo insolite”. Dans les journaux, il était de bon ton de dénicher des endroits à la mode, alors tout d'un coup on disait "Le Cheval d'Or, insolite, on va voir". Et tout le monde venait voir !" (6)

Dans la salle, exiguë et inconfortable, se succèdent des personnalités : "Georges Brassens a accompagné un peu l'évolution du Cheval d'Or : c'était lui qui nous avait offert le seul micro que l'on avait, un micro petit comme une pastille et qui a servi des années durant, c'était une relique" (5) ; "Bardot, parce que j'avais été au Conservatoire avec Jacques Charrier, et il sortait sa Brigitte pour me la montrer, elle était superbe !" se souvient Luce Klein (5) ; "Truffaut que j'ai amené, et qui a retenu Henri Serre pour Jules Et Jim" rappelle Gilles Durieux (7) ; et tant d'autres, Roland Petit et Zizi Jeanmaire, Catherine Sauvage, Henri Salvador, le mime Marceau, Jean-Claude Carrière, Boris Vian… "Le Cheval d'Or acquiert ses fans" (4)

Suc, en qualité de directeur artistique, auditionne et sélectionne de nouveaux débutants ; "non seulement il choisissait, mais il éliminait…" (6) et l'équipe s'étoffe et se renouvelle : Anne Gacoin, Christine Sèvres et Anne Sylvestre viendront renforcer la présence féminine ; Ricet Barrier qui écrit "Jean-Pierre Suc, l'âme du Cheval d'Or, le premier qui a cru en moi en tant que “pro” et m'a engagé pour le cachet de 5 F par prestation. Quand Léon m'a refilé mes premiers 5 F, j'ai regardé le billet avec un étonnement pas possible : on me donnait de l'argent pour chanter mes propres petites chansons !" (8) ; Boby Lapointe dont Gilles Durieux se rappelle l'audition : "Nous étions deux avec Suc. Il m'avait annoncé depuis une semaine la venue d'un “cousing” débarquant du midi. Le “cousing” avait saisi sa guitare (sommaire !) placé un pied sur un tabouret. Il ne dépassa pas les trois chansons... Comme pris de panique il quitta le Cheval et dévala vers la droite, en direction de l'Ecole Polytechnique !" (7) ; et Pierre Etaix, Christian Marin, Raymond Devos, Victor Lanoux, Pierre Richard. On en oublie certainement… mais qui peut dire que le jugement artistique de Suc n'était pas sûr ?

Suc seul

Suc et Serre ne se contentent pas du Cheval d'Or. "A l'époque on faisait quatre cabarets par soir. Après le numéro au Cheval d'Or, on partait à la course aux Champs Elysées, puis à Montmartre… on allait aussi Chez Gilles à l'Opéra. On avait atteint un certain niveau." (6) Le duo passe à l'Olympia en première partie de Juliette Gréco du 14 novembre au 3 décembre 1957 (9). Et puis Henri Serre, plus attiré par le métier de comédien, accepte les propositions qui lui sont faites dans ce domaine. On le trouvera vite en tête d'affiche de films importants : Le Combat Dans l'Ile d'Alain Cavalier (avec Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant et Maurice Garrel) et Jules Et Jim de François Truffaut (avec Jeanne Moreau et Oscar Werner). C'est un tournant difficile à négocier pour Jean-Pierre Suc qui se replie au Cheval d'Or et entame, avec de nouvelles chansons, la carrière solo dont il avait envie, mais au démarrage difficile selon les témoignages convergents : "Suc s'est mis tout seul, et il ne faisait pas le poids, la clientèle se faisait plus rare" (5) ; "Mettez-vous à la place des spectateurs, ils attendaient Suc et Serre, ils avaient Suc tout seul et ils se tapent Euréka, c'était pas la joie, ils étaient déconcertés." (6).

Suc, désormais, s'accompagne seul à la guitare et, si la qualité musicale des mélodies et de l'accompagnement demeure, il manque la magie du duo et de ce trombone si efficace. Ses nouvelles chansons sont plus typées et d'un accès moins aisé pour les spectateurs. Les textes devenus plus elliptiques, plus teintés d'un humour foncé, doivent davantage s'entendre au second degré. Les thèmes se sont radicalisés. La satire sociale se fait plus acide et des portraits sans concessions sont troussés sous forme imagée : "Le vieux crabe mou / Qui cherche toujours l'âme sœur / Gaffe à l'apoplexie printanière" (Le Monde) ou "Tous les petits tapeurs / Qui quêtent une requête / Les légions sans honneur" (Au Rendez-Vous Des Culs Pointus). La guillotine (la veuve !), encore en activité à cette époque, est dénoncée comme paradoxale, inutile et inefficace dans une chanson forte "Mais quand qu'on tuera la veuve / Qui a raccourci tant d'orphelins / D'une tête pour faire la preuve / Qu'il faut bannir du genre humain / Le crime" (La Veuve). Les nouvelles armes sont accusées "Une bombe A, H ou Z / Explosa tout de travers / Depuis je fais du trapèze / Quelque part dans l'univers" (Ô L'Azur). Les femmes, toujours cruellement croquées "Le visage d'Isabelle / Avait ce je ne sais quoi / Qui fait qu'une guenon est belle / Quand elle a trouvé une noix" (Isabelle), sont encore souvent infidèles "Adieu la belle / Je m'en vais de ce pas / Sois un peu plus fidèle / À celui qui me suivra" (Profil D'Ange) ou vénales "Cécily / On l'a vue rue du Paradis faire ses six lits dans la nuit" (Cécily).

Surtout, la mort l'obsède comme en témoigne le nombre important de chansons qu'il lui consacre. Il met en musique des poèmes désespérés de Tristan Corbière "Puis après la fosse commune / Nuit gratuite sans trou de lune" (A La Mémoire De Zulma, Vierge-Folle Hors Barrière, Et D'Un Louis) ou de Milosz "Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale / Au cimetière étrange de Lofoten" (Tous Les Morts Sont Ivres). Il s'attarde sur les pendus dérisoires "Les pendus quoiqu'on en dise / Ce sont toujours eux qui ont tort / Ils se balancent dans la bise / Bien avant que d'être morts" (Les Pendus). Il décrit avec force détails macabres la strangulation qu'il réserve à sa douce "Hors de ta bouche que tes dents retroussent / Coule un petit filet de sang qui mousse" (Ma Douce) ! Dans cette veine, émerge une œuvre très forte dont il semble avoir trouvé la forme définitive après plusieurs essais. "C'est l'histoire vraie du père d'un de ses amis, parti au large pour couler avec un bateau incapable de traverser." rapporte Edouard Sainte-Marie, "Il me l'avait racontée, et cette chanson, on en avait parlé des heures dans un bistrot rue Cujas" (10). On sent dans cette chanson une véritable fascination pour la disparition volontaire de cet amant désespéré "Que l'algue verte m'entortille / Dans ses bras comme une fille / Celle-là que j'ai aimée / Seule que j'ai aimée" et plus loin "Que j'entende enfin les sirènes / Qui m'appellent à perdre haleine / Dans la nuit bleue des temps" (Le Vent Du Large). Cette dernière chanson de son futur 30 cm peut être considérée comme un véritable hymne à l'ultime liberté du suicide.

Et malgré tout, l'univers de Suc n'est pas étouffant. Il y a la qualité de l'écriture, les jeux de mots et d'expressions, l'humour des situations, qui par le sourire ou le rire retournent les idées noires et leur enlèvent leur pesanteur et leur crédibilité… Et puis, ça et là, on trouve encore de lumineuses chansons, "Le soleil dans tes yeux, le soleil sur mes mains / Le soleil dans ma tête et ma tête sur ton sein" (Le Soleil Sous Les Pins), pleines de jeunesse et d'espérance "Les amours qu'ont les mômes / Valent bien ceux des hommes / Et durent plus longtemps" (L'Amour Des Mômes) ou "Jeunes amours de seize ans / Sans toit ni lit ni draps blancs / Enferment avec eux le printemps" (Sous La Porte Cochère). Ces belles chansons nous rappellent que la tendresse et l'émotion faisaient aussi partie de la palette de couleurs de Jean-Pierre Suc, peintre et poète…

Mais poète maudit en quelque sorte, car peu d'esprits à cette époque étaient disposés à recevoir ce style de chansons au second degré qui deviendra ensuite si ordinaire ; Suc en endosse l'habit, mais n'en accepte pas toujours toutes les contraintes. Et c'est toute l'ambiguïté de son personnage qui, aux dires des témoins, se montre complexe à cette époque-là. D'un côté, l'homme public et l'ami séduisant "Il était fascinant, on était toutes amoureuses de lui, il avait cette brillance du regard" (5) ; "Il était très instruit des choses de l'art" (10) ; "C'était un personnage perspicace, intelligent et suprêmement urbain" (6) ; "Dans la vie, il voulait faire toujours au mieux. Il était exigeant, mais quand on faisait la fête, alors-là, il n'y avait pas de plus belle fête qu'avec Jean-Pierre Suc. Il était exigeant tout le temps, dans les deux sens, dans l'amitié, dans le plaisir, dans l'exception. Quand on vit avec un type comme lui, c'est exaltant, c'est faramineux, mais des fois, c'est dur !" (6). De l'autre, l'homme inquiet, angoissé, comme le dévoile Luce Klein : "Il ne faisait pas confiance à l'amitié ni à l'amour, il mettait sans arrêt à l'épreuve, il ne voulait pas y croire, et donc forcément il détruisait. Par exemple, pour lui, une femme ne pouvait pas faire de chansons ; pendant des années ça a été "C'est pas toi qui écris tes chansons, je te crois pas, c'est ton mari" !" (5) ; "Il avait des obsessions pour le Christ mort à 33 ans et une passion pour Sade : il voulait me faire lire du Sade, et ce n'était pas du tout ma tasse de thé" (5). Une autre facette encore, celle du joueur, à la roulette russe, ("on aimait bien à cette époque la littérature russe" (11) se rappelle Henri Droux) ou à des paris sidérants qu'il inventait. On a l'impression, en recueillant les témoignages, que Suc s'était créé des profils différents qu'il présentait à chacun de ses interlocuteurs ou amis, et que le vrai Suc, dans toutes ses composantes, ne se dévoilait vraiment jamais complètement...

A cette époque-là, autour de l'année 1959, le Cheval d'Or avait moins de succès. "Suc en était désespéré, la clientèle se faisait rare, il y avait des soirées où on ne tournait pas, et puis il n'y avait pas de grosses vedettes". (5) Mais tout n'est pas négatif. "Boris Vian demande à Jean-Pierre Suc d'enregistrer une bande de plusieurs chansons pour sa marque de disques "Fontana" filiale de Philips. Après réflexion, il lui propose de faire écouter cette bande à Jacques Canetti, grand patron de Philips, "qui pourra mieux te défendre" dit-il. Canetti lui fait enregistrer un premier 45 tours et l'engage immédiatement "Aux Trois Baudets". Peu de temps après, il est en vedette américaine dans le spectacle de Robert Rocca, le nec plus ultra des chansonniers de Montmartre (et Claude Sarraute dans "Le Monde" titre sa critique : “Suc, de l'or en barre”)" (4). Et parallèlement, Jean-Pierre Suc écrit une pièce fantaisiste, Les Bouffetards, et continue à peindre dans le garage qui lui sert de logement et où il vit en solitaire. Mais, à son gré, la consécration tarde à venir "Il devait être frustré de ne pas être reconnu : il avait énormément de talent et assez peu de succès, seulement un succès d'estime" (10), et les rentrées financières sont limitées "Suc ne mangeait sans doute pas à sa faim" (10), "Il était malade, il était toujours emmitouflé jusque là" (5).

Le 17 mai 1960...

Et Luce Klein poursuit ses souvenirs "La nuit du 16-17 mai, il voulait absolument me parler. On était au bar de La Chope à la Contrescarpe, il devait être joyeusement trois heures du matin, on était tous à la bière… On était costauds, parce qu'on tenait le coup à l'époque, et lui : "J'ai quelque chose à te dire, j'ai quelque chose à te dire". J'étais au bar, il est venu me relancer dans la soirée, d'une façon si obsessionnelle que je croyais qu'il était beurré à mort… il avait beaucoup de contrôle et on ne savait jamais quand il l'était ou pas, mais là j'ai eu l'impression qu'il avait passé un cap de désordre que je ne lui connaissais pas… "J'ai quelque chose à te dire"… et je n'ai jamais su quoi !" (5) De toute évidence, Suc, cette nuit-là, cherche une oreille attentive. Alors il se rend chez son ami Gilles Durieux "Je dormais, car il fallait que je sois à mon journal à huit, neuf heures du matin. Il est venu taper à ma porte à trois heures du matin "viens boire un dernier verre, un dernier demi au Cujas avec moi"… Je lui dis "non, demain je bosse moi, comment veux-tu que j'aille au boulot ?" Il est resté un temps à m'emmerder, puis il est parti en me laissant un petit mot "à ce con des olivettes noires, votre, mon, ton Suc". C'est la dernière fois que je l'ai vu. Après, il est allé embêter un autre ami, Edouard Sainte-Marie" (7)

Ce dernier, évidemment, se souvient de cette journée bouleversante : "Sur le coup de trois heures du matin, Jean-Pierre frappe à la porte, je lui ouvre, on bavarde un peu, il était très énervé, et il dit "je viens dormir chez toi". Je lui dis "OK, tu dors dans mon lit, moi je vais lire". Mais il ne pouvait pas dormir, il raconte ceci, cela, et finalement il ne dort pas de la nuit, moi non plus d'ailleurs, et sur le coup de cinq heures du matin, on descend au bistrot du coin prendre deux trois cafés. Finalement, il me dit "Je suis fatigué, si tu veux on va aller ensemble à Montpellier, là ma famille a un pavillon vers Palavas, on va aller se reposer à l'air pur." Moi, comme je n’avais rien à faire à Paris, ça m'allait très bien. Il avait un gros chèque car il venait de vendre toutes les toiles de son atelier d'un seul coup ; je devais revenir à Paris et, avec une procuration, lui faire envoyer son argent à Montpellier. En tous cas je descend avec lui à Montpellier, et puis moi j'étais crevé, je n’avais pas dormi de la nuit, donc je m'endors. Et quand je me suis réveillé dans le train aux environs de Dijon, Suc n'était plus à côté de moi. Quelque chose dans sa valise m'a inquiété. Je suis allé aux toilettes qui étaient bloquées. J'ai donc demandé au contrôleur de me les ouvrir, et là, on l'a trouvé, il s'était tiré une balle dans la tête. Je ne savais même pas qu'il avait un revolver. A Dijon, les flics ont fait les constatations d'usage. Moi, j'ai repris le train pour Paris, c'était un peu cauchemardesque…" (10)

La nouvelle se répand par les téléscripteurs et rattrape Gilles Durieux. "La Chope à la Contrescarpe, c'était notre rendez-vous après mon boulot. Je commande un verre, et là les mecs m'apprennent la mort de Jean-Pierre… J'ai été au Cheval d'Or où il avait laissé un mot comme quoi il partait se reposer quelques jours chez lui à Montpellier. J'ai eu la bonne idée d'aller dans son garage où il avait laissé cette bande avec toutes ses chansons inédites enregistrées dessus. Et puis c'est moi qui suis allé annoncer la mort de Jean-Pierre à Brassens, impasse Florimont. J'ai sonné à la porte, Brassens est venu. Je lui ai dit "Vous savez, Jean-Pierre… voilà". Il m'a regardé, il m'a dit "Il est parti pour une grande vacance". Brassens m'a dit ça." (7)

Comprendre ?…

Passée la stupeur, chacun voulut comprendre et les conjectures furent nombreuses. "Après, toute l'équipe du Cheval d'Or s'est retrouvée des nuits entières après le spectacle à refaire la vie de Suc à la Contrescarpe, à passer en revue toutes les choses qu'on pouvait avoir à se dire pour recomposer le personnage." (5). Quelques raisons émergent dont aucune ne suffit à elle seule à expliquer la brutalité définitive du geste.

D'abord l'indigence économique avec ses corollaires sur son alimentation, sur sa santé et sur ses relations. "Il avait des soucis, il ne devait pas manger à sa faim et donc n'était pas vaillant au lit, il m'en avait parlé une fois comme ça en passant. Mais la veille de sa mort, il avait vendu toutes ses toiles : une assez grosse somme pour l'époque" (10) donc il avait récupéré de l'argent. Ensuite les difficultés relationnelles avec sa famille "qui considérait que les gens sensés sont boulangers, agents immobiliers, n'importe quoi, mais pas chanteurs et peintres à Paris !" (10)

Puis des raisons professionnelles : "Il avait beaucoup de "pas de chance" dans ses ambitions. Par exemple, Boris Vian l'avait pris un moment sous son aile et il meurt subitement (23 juin 1959)" (10). Georges Bilbille, ancien directeur de la maison pour tous de la rue Mouffetard, "la Mouffe" qui ouvrait tous les mois sa scène à la chanson se souvient "Le succès l'avait momentanément quitté et il ne le supportait pas ; aussi m'avait-il demandé d'essayer ses nouvelles chansons devant le public de la Mouffe qui l'avait toujours plébiscité. Hélas, il transporta sur scène l'amertume de ses récents échecs. L'interprétation de certaines de ses chansons déconcerta le public qui les reçut au premier degré ; tièdes et polis furent les applaudissements. On était loin du succès auquel il était habitué. Sortant de scène il me dit accablé “alors, même à la Mouffe !”. Je le rassurais de mon mieux, mais je sentis qu'il était profondément affecté." (1). Ces raisons d'orgueil - "il était petit, mais il avait un côté altier, on ne savait jamais s'il avait de l'estime ou du mépris" (5) - et d'amertume devant le succès qui ne vient pas sont souvent rapportées : "Il était tellement exigeant avec lui-même et il voyait que d'autres avaient du succès avec n'importe quelles conneries" (7)… Mais le métier d'artiste est plein d'aléas, et Suc le savait aussi…

Tous ces motifs doivent s'être conjugués pour aboutir à une profonde dépression, favorisée par un état d'esprit foncièrement négatif. "Il était plutôt sombre que gai : il fallait que tous les deux on déconne par moments pour que je le voie sourire" (7). Dans le cerveau pessimiste de Suc, mal alimenté, peut être un peu embrumé par des consommations excessives, contrarié par une impasse sentimentale, tracassé par le manque de relations positives avec sa famille, et mortifié par le manque d'argent au quotidien, les ratages professionnels ont résonné comme des couperets… Et peut-être ont-ils trouvé écho dans d'autres frustrations plus enfouies se rapportant à la peinture, à la musique ou à l'écriture dans lesquelles il n'avait pas rencontré une reconnaissance évidente…

Au fond du trou, il ressasse et se persuade qu'il est un artiste maudit, sans rémission possible, et qu'il est fatigué de jouer plusieurs personnages… Son obsession pour le Christ mort à 33 ans (comme lui) et sa fascination pour le suicide font le reste. Maudit pour maudit, il le sera jusqu'à la dernière révérence et dans son esprit malade, il construit avec machiavélisme le scénario de sa sortie. "Il avait tellement programmé que c'était prédécoupé, il s'était un peu “hypnosé”". (5) Il met en ordre ses affaires, vend toutes ses toiles, met en évidence la bande contenant ses chansons inédites, prépare dans sa valise un revolver à barillet chargé, donne le change en prétextant un voyage à Montpellier, et se cherche un témoin qui sera, pour finir, Edouard Sainte-Marie. Au moment du geste ultime, Henri Droux qui le savait foncièrement joueur, se demande "s'il ne s'est pas regardé dans la glace en jouant à la roulette et en accordant une dernière chance à la chance…"(11). Cette fois la chance n'était pas au rendez-vous et tout s'est déroulé comme une glissade sur une pente soigneusement savonnée. Qui, à cette époque-là et sans compétences, aurait pu déceler un tel comportement auto-destructeur ? Et qui aurait pu l'enrayer ? Aux énigmes de sa vie, Jean-Pierre Suc a ajouté le mystère de sa disparition.

L'après Suc

Au Cheval d'Or c'est la stupéfaction, et l'absence de Suc est durement ressentie. "Ça ne s'est pas réorganisé, ça s'est figé dans l'état, plus personne ne prenait de décision, on continuait celles qui avaient été prises et ça a duré quasiment trois ans. Personne n'a vraiment repris le flambeau, Ricet Barrier, plus ou moins, et puis Bobo, un peu Boby mais il était assez peu incrusté dans la bande…" (5). Pour de nombreuses années, Jean-Pierre Suc demeurera l'artiste maudit qui s'est suicidé pour d'obscures raisons et les esprits resteront frappés par l'événement. Le "mystère Suc" occultera pour un bon moment l'intérêt que l'on aurait dû porter à ses chansons. Pour tenter d'y revenir, il faudra toute la persévérance de quelques proches et surtout de Gaston Balenglow.

Ainsi, quelques années plus tard, c'est lui qui mobilise ses amis de la télévision (Jean-Christophe Averty, François Chatel) pour qu'une émission écrite par René Fallet puisse être programmée. Il demande à des célébrités de la chanson, qui toutes immédiatement acceptent, d'y interpréter des chansons de Jean-Pierre Suc. Les archives de l'INA indiquent que cette émission "Chansons pour un ami" fut programmée le 5 juin 1965, à 22 heures 40 sur la première chaîne de télévision. Des artistes aussi prestigieux que Jacques Brel, Catherine Sauvage, Pierre Etaix, Luce Klein, Boby Lapointe, Corinne Marchand, Michel Legrand et Georges Brassens y interprètent à leur façon une chanson connue ou inédite de Jean-Pierre Suc. La publication intégrale de la bande sonore ou vidéo de cette émission ravirait les amateurs d'enregistrements inédits de tous ces artistes : seul, le passage dans lequel Jacques Brel chante Place De La Contrescarpe a été édité récemment par Universal dans les DVD consacrés à Brel. (13)

Puis ce fut l'aventure du 30 cm. Il y avait sept chansons enregistrées chez Philips et jamais sorties. Gaston Balenglow raconte : "Après l'émission de télévision, le directeur artistique de Philips m'a dit “On va faire un disque”, mais le directeur général a dit niet ! Alors je lui ai envoyé une lettre en demandant de récupérer ces enregistrements, non pas pour en faire une affaire commerciale, mais simplement pour faire connaître ces chansons. Il a dit oui tout de suite." (6) Ce 30 cm, financé par Jean Deluc et Charly Suc, sort en janvier 1975. Dans Télérama, Jacques Marquis écrit "A l'entendre (Jean-Pierre Suc) aujourd'hui, le moins qu'on puisse dire c'est qu'il était drôlement en avance. Ses chansons, brèves, sobres, rappellent tout à la fois Félix Leclerc, Boby Lapointe et Francis Lemarque. Si Jean-Pierre Suc vivait aujourd'hui, il serait sans doute parmi les plus grands. Mais ce disque n'est pas seulement un document exceptionnel. C'est un grand moment de chanson française" (12). Je cite avec d'autant plus de plaisir cette critique que c'est grâce à elle que j'ai acheté ce 30 cm, et fait connaissance, quinze ans après sa mort, avec Jean-Pierre Suc ! Hélas, la sortie de ce disque, diffusé par correspondance, coïncide avec une grève des postes. Il s'en vend environ 600. L'entreprise est déficitaire !

Enfin, en 1997, sous l'impulsion de Gilles Durieux, le nom de Jean-Pierre Suc est donné à un carrefour du quartier des Cévennes dans sa ville natale, Montpellier : "J'ai écrit à Georges Frêche, le Maire, qui ne me connaissait pas. Au bout de trois lettres, c'était fait. Quand j'ai vu la photo, j'étais fou de joie, j'ai dit "Jean-Pierre, tu vois, on ne t'oublie pas" ! "(7)

*
* *

Si la trajectoire de Jean-Pierre Suc dans la chanson française a été trop courte, il faut oublier cette brièveté et retourner à ce qu'il nous a laissé : par son style, son langage, sa façon d'être, il a été un précurseur. Sur le terrain de l'humour grinçant au second degré qu'il a déblayé, se sont aventurés derrière lui, et en recueillant plus d'estime, ces artistes si particuliers que furent par exemple Roger Riffard, Ricet Barrier, Jean-Claude Massoulier et plus près de nous, nombre de jeunes chanteurs et chanteuses sont, sans doute à leur insu, de dignes héritiers de Jean-Pierre Suc.

Tant pour la mémoire que pour l'avenir, il serait donc judicieux de réaliser un CD de l'intégrale des 27 chansons enregistrées par "Suc et Serre" et par Jean-Pierre Suc… Et dans la foulée, pourquoi pas un spectacle ou un CD consacrés à Jean-Pierre Suc par un ou une interprète ? Il reste suffisamment de titres inédits pour assurer l'originalité de l'entreprise. Le mot de la fin, je le laisse à celui qui m'a lancé dans l'aventure de ce long papier, Gilles Durieux, l'ami indéfectible : "Je crois que s'il avait eu un peu plus de patience, il aurait pu être une vedette un peu à part, mais une vedette." (7)

François BELLART - 2002, ajusté 2006


(1) "Une histoire de théâtre du côté de Mouffetard (1948-1978)" par Georges Bilbille, Éditions Alzieu, 2003, pp 63 & 402.
(2) Jean-Marie Suc a sorti un CD de chansons attachantes et personnelles en piano-voix, Lungta, chez Viva Voce, La Corderie, 33880 CAMBES. Des renseignements sur cet artiste sur son site officiel : http://www.friendship-first.com/jeanmariesuc_fr.htm.
(3) "Ecrit le dimanche", par Georges Dezeuze, Les Presses du Languedoc, Max Chaleil éditeur, p 194.
(4) Biographie rédigée par Gaston Balenglow.
(5) Entretien Luce Klein - François Bellart (octobre 2001).
(6) Entretien Gaston Balenglow - François Bellart (octobre 2001).
(7) Entretien Gilles Durieux - Joseph Moalic (août 2001).
(8) http://www.ricetbarrier.com/remperso.htm
(9) "Gréco, les vies d'une chanteuse", par Bertrand Dicale, Editions JCLattès, 2001, p 349.
(10) Entretien Edouard Sainte-Marie - François Bellart (octobre 2001).
(11) Entretien Henri Droux - François Bellart (février 2002).
(12) Télérama, N° 1310 du 22 février 1975.
(13) DVD Brel volume 03, Universal 980 832-3. Curieusement, dans le livret, les auteurs de cette chanson de Suc sont désignés de la façon suivante : "Jipay / Jipay - R. Estos" !

Retour à la page Presse
Retour à la page d'accueil du site Jean-Pierre Suc